En dehors de l’Éthiopie Médecins sans frontières et le Conseil norvégien pour les réfugiés. La réponse d’Abiy à l’initiative de paix américaine? Les deux ONG suspendues (F. Beltrami)

L’administration Biden a envoyé son plus haut responsable en tournée diplomatique au Soudan et en Éthiopie cette semaine. La directrice de l’USAID, Samantha Power, fait pression sur le gouvernement éthiopien et son Premier Ministre, lauréat du prix Nobel de la paix pour atténuer une crise humanitaire dans la région du Tigré. La rencontre entre Power et le Premier Ministre éthiopien pourrait ne pas avoir lieu. A sa place, l’envoyé américain pourrait rencontrer un simple officier de coopération éthiopien. Ce sont les rumeurs qui circulent en ces heures dans les cercles diplomatiques de l’Union Africaine.

La rencontre était déjà compromise par la publication des demandes américaines d’imposer la paix en Ethiopie qui ont été portées à la connaissance du grand public hier, avant de rencontrer les autorités éthiopiennes. À première vue, cette décision semble aller à l’encontre de toute logique diplomatique et de la sensibilité du peuple éthiopien. Il serait bon de communiquer les demandes lors de réunions officielles avec les différentes représentations politiques et militaires éthiopiennes avant de les faire connaître au grand public. La décision contraire prise se heurte à la sensibilité et aux sentiments nationalistes éthiopiens. Selon leur culture, un comportement similaire adopté par un « farengi » (étranger) démontre l’intention d’imposer sa volonté sur l’avenir de la nation sans même en discuter au préalable avec les représentants de l’Éthiopie.

Côté éthiopien, l’INSA, une agence de cyber contrôle fondée par Abiy en 2008, s’était déjà activée depuis dimanche dernier, en promouvant une campagne intense et guidée sur des réseaux sociaux hostiles bourrés de rhétorique anti-impérialiste et anti-américaine.
Le coup de grâce s’est produit hier avec la décision de suspendre les activités d’aide humanitaire de deux grandes ONG internationales : Médecins Sans Frontières (section Pays-Bas) et Norwegian Refugee Council. Les deux ONG sont parmi les rares organisations humanitaires qui sont actuellement en mesure de fournir une assistance sanitaire et alimentaire partielle à quelque 600 000 citoyens éthiopiens du Tigré. Le Premier Ministre éthiopien refuse de s’expliquer sur la décision prise mais chacun sait que l’origine est l’accusation de longue date contre les ONG internationales de fournir des armes, des munitions et le soutien des médias politiques à l’« ennemi ».

MSF a indiqué dans un communiqué que la suspension des activités humanitaires décidée par les autorités éthiopiennes ne concernait pas que le Tigré. La mesure affecte également l’assistance offerte par MSF dans les régions d’Amhara, Gambella et Somali Region. Par conséquent, la mesure affecte également les populations non-Tigrinya. MSF-Hollande, en collaboration avec le ministère éthiopien de la Santé, a permis à des centaines de milliers d’Éthiopiens pauvres d’accéder gratuitement à des services de santé de haute qualité. La suspension des activités dans la région de l’Amahara intervient alors qu’au moins 200 000 civils fuient en raison des combats entre les milices Amhara, les soldats érythréens et l’armée régulière Tigrinya.

Le porte-parole de la célèbre ONG norvégienne qui s’occupe des réfugiés et des victimes, a déclaré que le NRC a reçu l’ordre de suspendre ses activités humanitaires au Tigré en raison de documents irréguliers non spécifiés concernant son personnel étranger. Les représentants des deux ONG demandent plus de précisions au gouvernement éthiopien, mais se heurtent à un mur de silence.

La mesure aurait été décidée en réponse indirecte aux États-Unis qui ont demandé l’ouverture de couloirs humanitaires sans conditions ni ingérence. MSF-Hollande et NRC auraient été choisis à la fois parce qu’ils sont très connus internationalement et pour leurs plaintes récentes et modérées concernant l’accès au Tigré entravé par l’insécurité et un boycott bureaucratique clair. En diffusant l’information à la télévision et à la radio, les représentants du gouvernement ont accusé les ONG en général de parti pris en faveur du TPLF et d’armer l’armée régulière du Tigré définie par le régime de Mesherefet comme “forces rebelles et terroristes”. Aucune preuve n’a pour l’instant été présentée à l’appui de ces allégations.

Au moins une douzaine de travailleurs humanitaires ont été tués depuis que le Premier Ministre Abiy Ahmed a envoyé des troupes dans la région du nord du Tigré en novembre pour renverser le gouvernement du Front Populaire de Libération du Tigré (TPLF) démocratiquement élu en septembre 2020.

La suspension des activités frappe MSF-Hollande un mois après les exécutions extrajudiciaires barbares de trois de ses humanitaires : Maria Hernandez, coordinatrice d’urgence de nationalité espagnole, Yohannes Halefom Reda assistant coordinateur d’urgence et Tedros Gebremariam Gebremichael, chauffeur, tous deux de nationalité éthiopienne. Les principaux indices de ces trois exécutions sont les soldats fédéraux et érythréens. Le régime du Parti de la Prospérité d’Addis-Abeba a effectivement clos l’enquête sur le massacre honteux et horrible.

La disposition de suspension atteinte par l’ONG norvégienne NRC concerne également non seulement le Tigré mais les autres régions d’intervention : Oromia, Benishangual Gumuz, Gambella, Somali Region et Region of Nations, Nationality and Peoples of the South.
Le directeur des agences humanitaires de l’ONU : Martin Griffiths a condamné l’action du gouvernement éthiopien, rappelant que depuis novembre 2020 un seul convoi humanitaire composé de 50 camions a été autorisé à entrer dans le Tigré. Griffiths qualifie les allégations contre les travailleurs humanitaires de « dangereuses » et manquant de preuves.

« Les accusations portées contre les travailleurs humanitaires doivent cesser. Ce sont des accusations injustes, non constructives et non étayées par des preuves concrètes. Nous avons besoin de routes d’accès sûres par voie terrestre et, bien sûr, de nos vols à destination et en provenance de Mekele. Et franchement, nous avons besoin que la guerre se termine », a déclaré Griffiths.
La suspension des deux ONG compromet les pourparlers avec l’envoyée américaine Samantha Power, détériorant les relations déjà mauvaises entre Addis-Abeba et Washington. Pour tenter de contrebalancer la puissance occidentale, le régime du Parti de la Prospérité tente de renforcer les liens avec la Turquie et la Russie dans l’espoir de recevoir leur soutien militaire et financier qui, dans le pire des cas, créerait un scénario syrien où le régime nationaliste Amhara pourrait résister militairement en occupant une partie du territoire national.

Les guerres civiles dans le Tigré et l’Oromia se sont étendues aux régions Afar, Amhara et Somali Region. Sur les 10 régions qui composent la fédération éthiopienne, 5 sont en proie à la violence et aux conflits. Deux autres régions sont sur le point d’entrer en éruption : Benishangual Gumuz (qui abrite le méga barrage GERD) et Gambella. La tension interne entre les gouvernements fédéral et régionaux due à l’opposition de la population à participer aux combats contre le Tigré évolue progressivement vers une confrontation directe. La guerre civile éthiopienne s’étend à travers la frontière. Les groupes ethniques Afar et Somali vivant dans la République adjacente de Djibouti ont commencé à s’affronter avec des armes, obligeant les forces armées djiboutiennes à intervenir pour rétablir l’ordre dans leur petit mais stratégique pays.

Le porte-drapeau : Ethiopian Airlines a nié avoir transporté des armes et des munitions pour l’armée éthiopienne. Dans un tweet, il a affirmé que les allégations étaient sans fondement. Une défense obligatoire car une campagne de pression internationale a été activée au niveau du cartel de l’aviation civile Star Alleance qui regroupe 26 compagnies aériennes dont Lufthansa, Swiss Air, Austrian Airlines, Air Canada. La campagne (promue indirectement par les États-Unis) vise à faire expulser Ethiopian Airlines de ce cartel, infligeant des dommages économiques évidents et lourds.

Arminka Helić, ancienne conseillère spéciale du ministre britannique des Affaires Étrangères William Hague, s’est exprimée dans un article publié sur le site Think Thank “the Politico” comparant l’Éthiopie à la Yougoslavie. « L’Éthiopie, comme l’ex-Yougoslavie, est composée de nombreux groupes ethniques et est la proie de politiciens qui utilisent le nationalisme pour faire avancer leur carrière politique. La guerre et la violence sont des expressions de ce nationalisme. À l’instar de la Yougoslavie, le conflit en Éthiopie a commencé au Tigré mais s’étend lentement à d’autres régions éthiopiennes. La communauté internationale, face à l’effondrement de la Yougoslavie, a mis trop de temps à agir et ne l’a fait que lorsqu’il était trop tard », explique Helić, lançant une invitation explicite aux pays occidentaux à agir rapidement pour empêcher l’Éthiopie de suivre le destin yougoslave. Une invitation voilée à intervenir militairement.

Pour ironie de la sorte n’est pas la première fois que l’ONG française MSF est suspendue par les autorités éthiopiennes. En décembre 1985, MSF a été expulsé du pays par décision du régime brutal de Mengistu : DERG connou aussi comme le Red Terror (le Terreur Rouge). Comme aujourd’hui, MSF avait été accusé de soutenir les “rebelles” du Tigré.

Fulvio Beltrami