Père Ambrosio et les derviches dansants. Si Dieu est curieux, il est de notre devoir de l’être aussi (de Mario Castellano)

Le père Albert Ambrosio ne porte aucun habit religieux. Il ne porte ni la robe noire ni la robe blanche de son ordre, ni même le “clergyman” et ne porte aucune croix.

Ce dominicain italien est devenu un des meilleurs spécialistes du soufisme, à la fois chercheur associé de l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul et du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques lié à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Il dédicace sa vie à perpétuer la présence chrétienne dans les lieux évoqués par les lettres de saint Paul.

Le phare de Rome a eu l’honneur de pouvoir rencontrer et d’interviewer un érudit cosmopolite qui a aussi un certain goût pour la provocation intellectuelle: Père Ambrosio. ( disponible en version italienne )

Les Dominicains disent aux Jésuites d’avoir le plus de savants parmi les ordres religieux. Mais si on reconnaît un certain esprit caustique chez les fils de Saint-Ignace, les “Frères Prêcheurs” (Dominicus dilexit urbes “) ont tendance à affronter ouvertement les débats concernant des questions de foi.

Le père Alberto précise que ses recherches se situent dans le domaine académique laïque et non dans l’apologétique. Il nous rappelle Saint Thomas d’Aquin pour ses errances entre les Universités d’Europe, de Paris à Metz, en passant par le Luxembourg, alternant longs séjours “in partibus infidelium”, plus précisément à Istanbul.

Le “Magister Angelicus” n’était pas reconnaissable à la forme de ses vêtements: à son époque, l’habit que nous appelons maintenant soutane ne se distinguait pas des vêtements ordinaires.

Dans le domaine des études islamiques, le père Ambrosio s’est doté d’une compétence spécifique en matière de soufisme.

De ce courant de spiritualité musulmane, le mysticisme est particulièrement connu dans le monde chrétien et dans le monde occidental.

Notre interlocuteur aimerait rappeler, en se référant notamment aux études menées par Alberto Ventura, comment certaines pages des Maîtres Soufis rappellent celles des grands mystiques chrétiens de la valeur de Mastro Eckardt, de Santa Caterina de Sienne, de Santa Teresa d’Avila et de Saint Jean de la Croix.

La vision de Dieu que l’un et l’autre ont réalisée peut toutefois constituer – dans le cas des soufis – le résultat, l’objectif atteint grâce à un parcours initiatique.

L’autre caractéristique du soufisme qui le rend similaire aux courants typiques du contexte culturel de l’Occident chrétien qui consiste en l’appartenance de l’ésotérisme.

A ce stade, le discours touche aux différences entre l’ésotérisme et l’exotérisme, entre l’initiation et les religions révélées.

Puisque tout discours scientifique doit nécessairement partir de définitions, clarifions tout de suite comment l’essotérisme implique l’acceptation d’une révélation communiquée par Dieu aux hommes, ce qui constitue l’acte par lequel on devient partie intégrante d’une religion positive.

L’ésotérisme repose plutôt sur la possibilité d’atteindre la vision de Dieu – naturellement avec les yeux de l’esprit et non avec ceux du corps – par la voie gnostique.

L’homme qui possède les qualités morales nécessaires et la propension également nécessaire à acquérir des connaissances, qui est reconnu comme digne de faire partie d’une école préservant la Tradition et accomplissant – sous la direction des Maîtres – une voie ascendante. Cela le conduit à monter étape par étape les différentes émanations de la Divinité.

Cela commence – dans les sociétés ésotériques traditionnelles de l’Occident – par la force et la beauté afin d’atteindre successivement la vertu, l’intelligence, la Parole et enfin l’intellect.

La vision de Dieu à laquelle l’initié arrive – un terme qui désigne littéralement qui est placé sur le droit chemin – est cependant la même que celle qui suit un chemin différent, propre aux autres sociétés ésotériques traditionnelles, appartenant à des cultures différentes.

À ce stade, nous interrogeons notre interlocuteur sur la relation qui a été établie entre l’ésotérisme et l’exotérisme, entre la religion révélée et la gnose.

En Occident, et en particulier dans le domaine du catholicisme, le contraste entre ces deux tendances est fort – mais pas insoluble – pour deux raisons.

Tout d’abord, l’ésotérisme est incompatible avec la fonction que toutes les religions positives attribuent sans distinction à l’acte de foi.

La raison peut accompagner ses adeptes jusqu’à un certain point, mais ils doivent ensuite faire un pas en avant pour venir contempler Dieu: “Credo quia absurdum”.

Dans l’ésotérisme, tout le chemin peut être accompli à l’aide de la raison, à condition de cultiver l’éthique et la connaissance.

Nous devons également tenir compte des conflits historiques entre la franc-maçonnerie – qui est le courant ésotérique le plus répandu en Occident – et l’Église catholique, depuis que le pape Clément XII Corsini, en 1738, a excommunié la franc-maçonnerie avec son taureau “In Eminenti”.

Ce conflit – observe le père Ambrosio – ne trouve pas d’équivalent dans l’islam, même si, naturellement, les musulmans ont tendance à souligner que l’homme ne peut concevoir l’existence de Dieu que par un acte de foi.

Toutefois cela n’empêche pas d’apprécier le soufisme dans la sphère religieuse: en Arabie saoudite, les maîtres du droit islamique sont choisis parmi les érudits du soufisme depuis le XVIIIe siècle, bien que les expressions officielles de la religion musulmane n’admettent pas qu’il soit remis en question la fonction propre à l’Épiphanie.

En ce qui concerne le rôle que le soufisme peut jouer dans la défense de la paix, le père Ambrosio se souvient de la manière dont ses membres se révèlent être, dans le monde islamique, les sujets les plus facilement accessibles pour les chrétiens, puisque leur “tarike”, c’est-à-dire qu’avec leurs écoles, une approche informelle est plus facile.

D’autre part, lorsqu’il s’agit d’approcher les autorités religieuses officielles, les contacts doivent obligatoirement se dérouler au niveau institutionnel et Père Ambrosio est normalement plus surveillé.

L’ouverture du soufisme aux chrétiens s’explique en tenant compte davantage de l’aspect moral et mystique de ce mouvement que de celui plus proprement ésotérique.

Le père Ambrosio se rappelle comment, en 1925, le gouvernement révolutionnaire turc d’Atatürk souffrait du soufisme: certaines de ses écoles avaient alors cessé d’exister, tandis que d’autres étaient tombées dans la clandestinité.

Plus récemment, nous avons assisté à une reprise de cette expérience: certains groupes clandestins sont revenus pour agir dans le droit, en particulier celui des derviches danseurs, qui peuvent être considérés comme une manifestation d’une culture spécifique.

D’autres Confréries ont plutôt trouvé une troisième voie entre l’extinction et la clandestinité, en établissant des communautés rassemblées autour de la pensée d’un maître.

C’est notamment le cas de Nursi, puis de Fethullah Gülen (prédicateur politique et politologue turc aux États-Unis, érudit de l’islam et dirigeant du mouvement Gülen).

Naturellement, ces nouvelles expériences ont dû privilégier l’aspect non rituel du soufisme plutôt que l’aspect mystique.

Concernant Gulen, notre interlocuteur précise que le mouvement qu’il a fondé ne peut être correctement encadré dans le soufisme, mais s’inspire plutôt de son organisation, basée sur l’obéissance au Maître.

En ce qui concerne la pertinence du soufisme dans les domaines politique et géo-stratégique, le père Ambrosio note qu’il n’existe actuellement aucune influence particulière.

Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’importance du travail que le soufisme réalise sur l’objectif politique: la solidarité exercée tant au sein du mouvement qu’en dehors de celui-ci en faveur des laïcs contribue au maintien de la cohésion du tissu social dans la sphère islamique.

De ce point de vue, si les écoles opérant en Turquie ont tendance à opérer davantage sur le plan spirituel, en se référant à une tradition de l’Empire ottoman, à celles implantées dans les pays arabes et plus particulièrement dans la région nord-africaine, elles ont un caractère particulier. Elles sont décidément plus populaire et moins élitiste: ce qui implique leur moindre spiritualité, mais qui correspond à un plus grand nombre d’adhérents. Les Frères musulmans ne peuvent pas être considérés comme faisant partie du soufisme, mais leur dénomination même révèle qu’ils en sont inspirés.

Un élément commun est dans tous les cas est: le travail d’assistance sociale.

Le père Ambrosio, après avoir été l’auteur de plusieurs traités sur le soufisme, dans lesquels ses recherches se succèdent avec celles de René Guénon sur les éléments communs entre les diverses traditions initiatiques de l’Ouest et de l’Est, est revenu sur le contexte L’Union européenne, constatant l’absence de la centralité de Dieu.

Son dernier livre s’intitule “Un dieu curieux” car il veut savoir comment se porte le monde aujourd’hui après l’avoir oublié.

L’auteur nous confie que, dans la rédaction de cet ouvrage, il a été inspiré par son histoire académique – et pas seulement académique – dans un contexte tel que celui de l’Europe centrale et occidentale, entre Paris et Luxembourg, dont Dieu semble désormais exclu.

Le père Ambrosio place toutes ses recherches dans l’étude des relations entre le nord et le sud du monde, dans lesquelles il note l’aggravation d’un déséquilibre très gravea.

La compréhension mutuelle entre chrétiens et musulmans peut aider à éviter que cette situation ne conduise à un conflit.

Merci, cher père Ambrosio, et bon travail!