Après avoir repoussé samedi 27 novembre une force d’invasion venue d’Ethiopie composée de 6000 hommes dont des soldats érythréens et des miliciens amhara, les forces armées soudanaises ont de nouveau été attaquées mercredi 1er décembre.
Bien que les belligérants semblent réticents à fournir des informations, l’intensité des combats suggère que l’armée d’invasion est plus cohérente que la première tentative du 27 novembre. Des échanges intenses d’artillerie lourde (comme en témoigne la vidéo reproduite ici) font bien comprendre qu’il s’agit de batailles rangées entre deux armées. Les principaux affrontements se sont produits dans les zones frontalières d’El Fashaga, à l’est du fleuve Atbara et à El Gedaref. On apprend que les envahisseurs ont pris le contrôle des localités de Shai Beit et d’El Fashaga El Soghra où se trouvent des camps de réfugiés éthiopiens, principalement d’ethnie Tigrinya.
Les quelque 8 850 réfugiés éthiopiens ont été transférés par l’armée soudanaise vers des camps de réfugiés éloignés des zones de combat, notamment les camps permanents d’Um Rakouba et d’El Tuneidibba. Le nombre de réfugiés du Tigré est passé à 42 880 avec la nouvelle vague survenue ces derniers jours en raison des combats en cours dans la région voisine d’Amhara. C’est ce que rapporte la Commission soudanaise pour les réfugiés.
Jeudi 2 décembre, l’armée soudanaise a lancé une offensive pour reconquérir les territoires occupés de Shai Beit et d’El Fashaga El Soghra. Offensive toujours en cours. Les SAF (Forces armées soudanaises) ont déclaré avoir infligé de lourdes pertes aux troupes érythréennes et aux miliciens éthiopiens avec seulement 20 soldats soudanais tués. Les données fournies par Khartoum sont clairement sous-estimées, pour des raisons de propagande. Le régime éthiopien nie toute implication tandis que le dictateur Isaias Afwerki ignore complètement la question.
La gravité de la situation est attestée par l’arrivée sur le front du Général Abel Fattah El Burhan, auteur du coup d’État du 25 octobre. A la base militaire de Barakat Noreen, le Général El Burhan a renouvelé ses assurances qu’El Fashaga est une terre soudanaise et s’est engagé à “ne pas concéder un pouce de territoire soudanais”.
Le Général El Burhan, s’adressant aux troupes et à la population, a déclaré que «le peuple soudanais se tient aux côtés de ses forces armées et les soutient pour étendre leur contrôle sur l’ensemble du territoire national». Il a encouragé la population de la région à poursuivre les activités agricoles et la vie quotidienne, en s’engageant avec détermination à prévenir toute menace et à assurer la sécurité des citoyens et de leurs entreprises agricoles.
L’Éthiopie et le Soudan sont enfermés dans un conflit de dix ans sur 260 kilomètres carrés de la région d’al-Fashqa, une zone frontalière fertile qui se trouve à la frontière entre les deux pays où se rencontre la région éthiopienne nord-ouest d’Amhara e l’état de Qadarif à la frontière orientale du Soudan. Depuis les années 1980, la population soudanaise partage des terres et des ressources naturelles avec une forte communauté amhara qui a immigré pour des raisons économiques à la recherche de nouvelles terres à cultiver. Tolérée et protégée par le dictateur soudanais Omar El Baschir, la communauté Amhara s’est installée définitivement créant un conflit fort avec la communauté indigène soudanaise qui a généré des affrontements armés sporadiques.
Au début de la guerre civile éthiopienne, avec l’invasion du Tigré en novembre 2020, des agents secrets soudanais ont mis en garde contre le plan des dirigeants nationalistes d’Amhara (actuellement au pouvoir en Éthiopie) d’annexer les territoires contestés d’Al-Fashqa à leur région pour créer le Grand Amhara, un territoire qui devrait inclure non seulement ces territoires soudanais mais aussi le sud du Tigré et les territoires nord de l’Oromia bordant l’Amhara. En décembre 2020, la junte militaire soudanaise a décidé d’expulser des dizaines de milliers d’immigrants amhara soupçonnés d’avoir rejoint les rangs de la milice paramilitaire locale créée il y a quelques années et désormais soutenue par le régime éthiopien.
2021 a été le théâtre de divers affrontements frontaliers entre le Soudan et l’Éthiopie qui accusent Khartoum de fournir des armes et des mercenaires aux « terroristes » du TPLF. Avec la destruction progressive de l’armée fédérale par les forces démocratiques tigrigna et oromo, le régime d’Addis-Abeba a eu recours à son allié érythréen. Les troupes d’Asmara sont la principale force de la récente invasion et des combats à Al-Fashqa. L’armée érythréenne est également engagée dans les offensives en cours en Afar et en Amhara.
Avec le soutien de l’armée érythréenne, le régime d’Addis-Abeba a intensifié ses attaques contre le Soudan pour annexer la zone contestée, profitant du coup d’État du 25 octobre. Le Premier ministre Abiy Ahmed Ali profite des troubles et de l’instabilité politique soudanaise pour renouveler les attaques à la frontière qui, si elles se poursuivent, pourraient jeter une ombre sur la région déjà instable de la Corne de l’Afrique.
Les efforts internationaux de l’Arabie Saoudite, de la Turquie, de la Russie et des Émirats Arabes Unis pour assurer la médiation entre le Soudan et l’Éthiopie ont échoué. Le Soudan refuse d’entamer des négociations avant qu’une nouvelle démarcation frontalière ne soit faite et l’Éthiopie doit reconnaitre la région d’al-Fashqa comme terre soudanaise.
Kjetil Tronvoll, professeur d’études sur la paix et les conflits à l’Oslo New University College, a récemment déclaré au journal arabe Al-Monitor que Khartoum et Addis-Abeba sont aux prises avec de graves crises internes qui ne peuvent se permettre de donner la priorité au conflit frontalier. C’est ce que la logique dicterait. Au contraire, le régime nationaliste d’Amhara accélère les actions militaires afin de garantir l’annexion des territoires soudanais au Grand Amhara tandis que le Général soudanais El Burhan voit dans le conflit frontalier une excellente opportunité pour créer une crise extérieure et détourner les critiques et les des tensions.
El Burhan et la junte militaire viennent de réinstaller Abdalla Hamdok Al-Kinan au poste de Premier ministre et de créer un nouveau gouvernement de transition qu’ils contrôlent. Hamdok avait été démis de ses fonctions et arrêté par le Général El Burhan lors du coup d’État du 25 octobre. On ne sait pas exactement si Hamdok a accepté d’être une marionnette aux mains des militaires par opportunisme politique ou s’il a été contraint, mais la population n’a pas accepté ce compromis et continue les manifestations de rue durement réprimées par les forces de l’ordre soudanaises.
Un autre facteur qui pourrait pousser le général El Burhan à ouvrir la guerre contre l’Érythrée et l’Éthiopie est le soutien que ces deux pays offrent aux rebelles de Port Soudan (État de la mer Rouge) qui ont bloqué à plusieurs reprises l’axe depuis le coup d’État militaire d’octobre. Khartoum – Port Soudan , la seule route d’approvisionnement du Soudan. Le énième blocage s’est produit hier. L’armée se montre prudente en réprimant violemment les manifestations populaires afin de ne pas bousculer les populations de l’Etat de la mer Rouge.
Port-Soudan est considérée comme une ville portuaire d’importance géostratégique régionale car elle est étroitement intégrée au contrôle de la région de la mer Rouge. Chine Les Émirats arabes, la Russie, les États-Unis et la France jouent toutes leurs cartes pour assurer le contrôle des routes commerciales de la mer Rouge. L’instabilité de Port Soudan, savamment créée par les régimes érythréen et éthiopien, met l’armée soudanaise en grande difficulté.
Les batailles rangées sanglantes qui se déroulent depuis le 27 novembre ne peuvent plus être définies comme des « affrontements frontaliers ». Les deux pays sont en fait en guerre. On verra dans les semaines à venir si cette guerre non déclarée s’éteindra par des compromis régionaux ou si elle est vouée à être formalisée, créant un autre facteur d’instabilité dans la Corne de l’Afrique. Le Soudan, en plus du différend frontalier, est en mauvais termes avec l’Éthiopie en raison du méga barrage GERD qui abaisse les eaux du Nil. Khartoum est un proche allié de l’Egypte. Le Général Abdel Fattah al-Sisi a divers comptes à régler avec l’Érythrée et l’Éthiopie. Le conflit frontalier avec le Soudan pourrait être un excellent prétexte pour une escalade militaire régionale.
Fulvio Beltrami