Rwanda 1994, de nouvelles enquêtes désavouent le double génocide hutu-tutsi (Fulvio Beltrami)

Le génocide de 1994 au Rwanda représente à la fois l’épilogue de l’échec du néocolonialisme français dans la région des Grands Lacs et le prologue de l’instabilité permanente, des guerres, des massacres ethniques et des dictatures dont les derniers vestiges se trouvent encore au Burundi et dans les provinces de est de la République Démocratique du Congo.

L’Holocauste Africain est l’épilogue de la tentative de la France de maintenir le contrôle des pays francophones de la région des Grands Lacs en remplaçant l’ancienne puissance coloniale qui contrôlait le Congo, le Burundi et le Rwanda: la Belgique. Les atouts géopolitiques de la période postindépendance sont à 90% en faveur de la France. Au Congo, le dictateur Mobutu Sese Seko a été favorisé et soutenu, après l’assassinat barbare du Premier Ministre Patrice Lumumba jugé trop nationaliste et de gauche par les anciennes puissances coloniales européennes et par les États-Unis. Au Rwanda, la dictature raciale de Grégoire Kayibanda (octobre 1961 – juillet 1973) et Juvénal Habyarimana (juillet 1973 – avril 1994) est désormais solide. Les deux dirigeants politiques hutus ont été formés dans des institutions catholiques, faisaient partie de la jeunesse catholique du Rwanda et étaient signataires en 1957 du manifeste «Notes sur l’aspect social du problème racial autochtone au Rwanda». Le document est connu sous le nom de Manifeste Bahutu.
Le manifeste était basé sur la théorie historico-ethnique inventée par le colonialisme belge qui identifie les Tutsis (les Ibimanuka – Descendus du Ciel) comme une population nilotique d’Égypte ou d’Éthiopie qui a colonisé le Rwanda en asservissant la population d’origine du pays: les Hutus (ceux trouvé sur place). Partant de cette théorie, le manifeste revendique un processus démocratique dans le pays capable de mettre fin à la domination aristocratique des Tutsis et à la servilité féodale dont les Hutus sont contraints. Le manifeste affirmait que le processus démocratique du pays devait nécessairement passer par la promotion collective du peuple et l’émancipation des Hutus qui devaient acquérir les pleins droits comme les Tutsis, sans toutefois remplacer ces derniers en créant un nouveau rapport de domination.
La mise en œuvre du Manifeste Bahutu a eu lieu en réalité au Rwanda à travers le nettoyage ethnique cyclique contre les Tutsis et la mise en place de la dictature raciale, le HutuPower (pouvoir aux Hutus) menant au génocide de 1 million de Rwandais (80% des victimes sont Tutsis) en 1994. Le manifeste a été conçu et promu entre 1956 et 1957 par le clergé catholique congolais de Bukavu et Goma, provinces du Sud et du Nord Kivu et par la congrégation missionnaire des Pères Blancs.

Seul le Burundi échappe à l’emprise néocoloniale de Paris et à la domination HutuPower. Les généraux Michel Micombero et Jean-Baptiste Bagaza (Tutsi) empêchent la France de contrôler le pays et les extrémistes hutus de l’emporter comme au Rwanda voisin. Une liberté payée par le sang. Le Burundi sera victime de violences ethniques périodiques provoquées par Kigali, Kinshasa et Paris et d’une guerre civile qui a duré 10 ans: 1993 – 2003. En raison de l’épuisement des forces et grâce à une paix mal conçue (accords d’Arusha 2000), Le Burundi sera subjugué par les forces du Hutu Power représentées d’abord par le seigneur de guerre Nkurunziza et maintenant par le général Neva et Alain-Guillaume Bunyoni. Le dernier régime racial hutu de l’histoire survit actuellement au Burundi.

L’Holocauste rwandais est également le prologue de vingt ans de guerres et de guérillas panafricaines qui déstabilisent encore une grande partie de l’est du Congo, du Burundi et des régions frontalières du Rwanda. Après la défaite du régime HutuPower infligée par le Front patriotique rwandais avec le soutien de l’Éthiopie, de l’Ouganda, d’Israël, des États-Unis et de la Grande-Bretagne (juin-juillet 1994), la France sauve ce qui reste de l’armée et des milices génocidaires, les faisant prendre refuge dans le proche Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) et les réorganiser dans l’espoir de pouvoir regagner le Rwanda, passé sous la sphère d’influence anglophone.
Le sauvetage des forces génocidaires par Paris a été récemment confirmé par les archives de l’Etat. Des documents déclassifiés montrent clairement que le ministère français des Affaires Etrangères a ordonné en juillet 1994 à ses soldats dans l’est du Rwanda (Opération Turquoise) de secourir les dirigeants du régime HutuPower et les milices génocidaires, en demandant l’aide de gouvernements africains amis (Zaïre de Mobutu). Ces instructions étaient la réponse à la demande du officier français nommé Yannick Gerard d’arrêter ces dirigeants responsables du génocide.

Du Zaïre, ce qui restait des forces génocidaires a été réorganisé et réarmé. La France a joué un rôle de premier plan en permettant à ces forces génocidaires de contrôler les camps de réfugiés rwandais au Sud et au Nord Kivu, permettant de mettre la main sur les millions de dollars payés par la communauté internationale pour venir en aide aux réfugiés du Rwanda. Capables de puiser dans ces fonds illimités pour acheter des armes et des fournitures, bénéficiant du support politique et militaire de la France, et disposant d’un réservoir de jeunes à recruter dans les camps de réfugiés, les forces génocidaires ont lancé 14 attaques contre le Rwanda entre 1995 et 1996.
Parmi la myriade d’ONG étrangères aidant les réfugiés, seuls Médecins Sans Frontières à l’époque ont dénoncé que les génocidaires contrôlaient des centaines de milliers de réfugiés, les utilisaient comme boucliers humains et comme source de recrutement pour leurs actes terroristes contre le Rwanda. MSF a décidé d’arrêter l’aide humanitaire pour ne pas mettre les financements occidental entre les mains de ces génocidaires qui les utiliseraient pour acheter des armes, envahir le Rwanda et reprendre l’extermination des Tutsis. Les autres ONG ont poursuivi leurs activités “comme d’habitude” en faisant semblant de ne pas voir les preuves.
Après de nombreuses demandes officielles du nouveau gouvernement rwandais adressées aux Nations Unies et au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) pour séparer les forces génocidaires des réfugiés dans les camps installés à Goma, Bukavu, Uvira, le 9 septembre 1996, les troupes rwandaises envahir le Zaïre mettant fin à la menace génocidaire. Une invasion orchestrée avec des troupes de l’Angola, du Burundi, de l’Éthiopie, de l’Ouganda prétendant soutenir un mouvement de libération congolais inconnu dirigé par Desirè Laurent Kabila, un ancien révolutionnaire des années 1960 qui a combattu avec Che Guevara dans son entreprise infructueuse pour libérer le Congo, puis recyclé en un trafiquant d’or entre Buizza (district de Bujumbura, Burundi) et Dar Es Salam, Tanzanie.
La première guerre panafricaine devait mettre fin à la triste parenthèse génocidaire. Au contraire, cet intermède a duré jusqu’à nos jours grâce à l’intervention de la France qui a réorganisé en 2000 ce qui reste des forces génocidaires rwandaises en créant les Forces démocratiques de libération du Rwanda – FDLR.

Ce groupe, inscrit sur la liste des groupes terroristes internationaux en 2004, devient l’acteur principal de l’instabilité politique et du trafic illégal de minerais précieux dans la région des Grands Lacs. Il est impliqué dans la Seconde Guerre Panafricaine au Congo (1997 – 2004) et dans les rébellions Banyaruanda (Tutsi congolais) de Laurent Nkunda (2009) et du 23 mars – M23 (2012). Grâce à l’alliance avec le dictateur Joseph Kabila (arrivé au pouvoir en janvier 2001 après avoir participé à la conspiration pour assassiner son père), les FDLR contrôlaient en 2018 des territoires à l’est du Congo de la même taille que la Belgique. Territoires riches en diamants, or et coltan.
En 2015, profitant du chaos politique au Burundi, ils deviennent les principaux alliés du régime de Pierre Nkurunziza et de l’actuelle junte militaire qui l’a remplacé à sa mort en juillet 2020. Les FDLR sont les principaux suspects de l’assassinat barbare du L’Ambassadeur italien Luca Attanasio, selon les enquêteurs congolais envoyés pour enquêter par le gouvernement de Kinshasa.

Lors de la première guerre panafricaine de 1996 qui a décrété la chute du régime de Mobutu, la théorie du double génocide est née. Une théorie créée par la France et les franges de la droite catholique européenne pour tenter de réduire la gravité et la portée de l’Holocauste Africain de 1994. Les Tutsis, une fois arrivés au pouvoir et après avoir subi 800 000 morts, auraient riposté en tuant des centaines de milliers de Réfugiés hutus au Zaïre voisin lors de l’invasion militaire. La théorie ne prend pas en compte le processus douloureux mais nécessaire de réconciliation nationale et de dépassement de la haine etnique mené par le nouveau gouvernement rwandais tout en enterrant les montagnes des victimes décédées des HutuPower. Un processus qui a rendu possible la reconstruction du pays et la paix qui dure depuis un quart de siècle.
Bien que diverses enquêtes de l’ONU aient nié que le Rwanda ait commis un génocide au Zaïre, cette théorie survit encore aujourd’hui dans certains cercles catholiques et lobbies politiques européens. Il reste également le cheval de bataille du groupe terroriste rwandais FDLR qui se présente comme un mouvement politique et militaire démocratique de libération de la «dictature» du président rwandais Paul Kagame.

L’argument du double génocide peut sembler académique mais, dans le contexte actuel de la région des Grands Lacs, il est toujours au centre de la vengeance et de la haine ethnique avec de fortes composantes de l’idéologie de la suprématie raciale et du génocide contre les Tutsis. Un courant politique opposé par le Pape François qui met l’accent sur la réconciliation et la coexistence des peuples pour assurer la paix, le bien-être et le développement dans la région.
La nécessité de dissiper le mythe du double génocide est une priorité actuelle comme témoigne la recherche du journaliste français Patrick de Saint-Exupéry, publiée le 15 mars dans le journal historique catholique français La Croix. Une publication non accidentelle, visant à mettre fin à cette théorie du complot pour promouvoir la nouvelle politique de l’Église Catholique dans les Grands Lacs: réconciliation, coexistence entre les peuples, paix et développement inclusif.
Ci-dessous on reporte les recherches de Patrick de Saint-Exupéry publièes par le quotidien catholique La Croix. L’enquête est le fruit d’un récit de voyage de Kigali à Kinshasa (The Crossing) qui est une déconstruction de la théorie du double génocide 1994-1996.

Enquête et formidable récit de voyage de Kigali à Kinshasa, La Traversée est d’abord une déconstruction solide de la théorie du double génocide qui prévaut dans certains milieux. Au génocide perpétré contre les Tutsi par les Hutu extrémistes en 1994 au Rwanda, n’a pas répondu celui des Hutu par les Tutsi en Rd-Congo (ex-Zaïre), deux ans plus tardì.

C’est un reportage au long cours de Kigali à Kinshasa, une enquête de terrain, un voyage à hauteur d’homme à travers l’immense forêt congolaise, entrepris par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry. Un récit où il raconte, simplement, avec retenue, profondeur et humour, son périple sur les traces d’une théorie, celle du double génocide. À l’extermination des Tutsi par les extrémistes Hutu en 1994 au Rwanda (plus de 800 000 morts), se serait ajoutée l’extermination des Hutu par les Tutsi.
Une éradication en miroir dans les zones contrôlées par le FPR (le mouvement armé de Tutsi exilés qui chasse le régime génocidaire hutu le 4 juillet 1994). Et qui se serait poursuivie en RD-Congo (l’ancien Zaïre) lorsque le FPR est intervenu pour démanteler les camps de déplacés et renverser le maréchal Mobutu, entre 1996 et 1997. Les soldats tutsi du nouveau régime rwandais auraient exterminé 200 000 Hutu dans la forêt zaïroise.
Une accusation qui circule dès 1994 dans les camps de déplacés hutu au Zaïre (notamment parmi les prêtres et séminaristes catholiques, montre l’auteur), souvent reprise ou sous-entendue par l’exécutif et les militaires français en poste à Paris dans les années 1990, et par le président François Mitterrand.
Un génocide au Rwanda, mais lequel ?
Patrick de Saint-Exupéry rapporte l’échange qu’il avait eu en novembre 1994 avec le président socialiste à ce sujet : « Oui, il venait de se produire au Rwanda un «génocide», concéda-t-il. Mais lequel : « Celui des Hutu contre les Tutsi ? Ou celui des Tutsi contre les Hutu ? […] Le génocide s’est-il arrêté après la victoire des Tutsi ? Je m’interroge… »
Patrick de Saint-Exupéry s’est rendu sur les lieux où se serait déroulé ce deuxième génocide. Il interroge les témoins qui vivent encore sur place : Qu’avez-vous vu ? Qui a tué qui ? Où ? Comment ? Le journaliste confronte les lieux et les textes, les souvenirs des uns et les affirmations des autres. Et très vite, c’est une tout autre histoire qui se raconte, dans ce long périple à moto. On le suit dans les lieux de « l’extermination », et dans un train, et sur une barge sur le fleuve Congo, dans les petits hôtels, dans les échoppes où l’on peut boire une bière.
Les haineux ont pris en otage les réfugiés.

À l’occasion de multiples rencontres, sont exhumés le souvenir et les actes de ceux qui se sont fait oublier dans le discours du deuxième génocide : les tueurs hutu, les soldats et les miliciens du régime génocidaire en déroute, les responsables, petits et grands, de l’extermination qui veulent leur revanche, qui n’en n’ont pas fini avec leur haine. Cette haine, ils l’ont portée avec eux au Congo. Les haineux ont pris en otage les autres réfugiés. Ils les ont encadrés, ils s’en sont servis comme bouclier humain contre le FPR, ils les ont obligés à fuir avec eux dans l’immense forêt.
« Deux cent mille fuyards rayés de la carte, donc «morts» ? Oui, clame la diaspora des extrémistes hutu, qui fait battre le tambour du «deuxième génocide» dans ses foyers au Kenya, du Centrafrique, du Cameroun, de France, de Belgique, du Canada… Nous l’annoncions, nous le savions, nous avions raison, nous sommes des victimes, les vraies, les seules, depuis le début. Et leurs soutiens répercutent le message, et les théories abondent. L’imagination s’enflamme ; se libère de tous ses freins. Deux cent mille «disparus» tués ? Une vengeance sanguinaire des Tutsi ? Un contre-génocide ? Une extermination au cœur des ténèbres ? En réalité, les morts supposés marchent. Un avion envoyé survoler la forêt les repère. Ils sont debout».

Quand la dépouille du président Habyarimana parle
L’auteur n’écrit pas qu’il n’y a pas eu de tués parmi les réfugiés. Bien entendu, de nombreux civils l’ont été, comme dans toutes les guerres. Mais ceux qui en parlent comme d’un génocide se trompent, démontre-t-il, comme le rapport Mapping, l’enquête conduite par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en 2010 : « Il racontait une guerre avec le vocabulaire de l’extermination. Waterloo décrit avec les mots d’Auschwitz. »
Et comme fil conducteur et métaphore de cette histoire folle et sanglante, celle de la dépouille du président Habyarimana : transportée comme une relique par ses proches au Zaïre, puis dans une morgue de Kinshasa, envoyée ensuite par Mobutu dans sa propriété de Gbadolite, rapatriée en avion à Kinshasa par l’autocrate zaïrois juste avant sa chute, le cadavre présidentiel est finalement incinéré en 1997 au bord du fleuve Congo. À la toute fin de La Traversée, Patrick de Saint-Exupéry retrouve l’emplacement de la crémation pour une ultime et ahurissante découverte. « J’étais atterré », écrit-il. Une nouvelle fois, la terre parlait pour les morts.

Fulvio Beltrami