Ouganda. Enlèvements de masse. La dénonciation des Arguments Africains

Depuis 2020, des informations faisant état d’arrestations, d’enlèvements et de tortures se sont répandues en Ouganda. Des centaines de personnes ont déclaré avoir été kidnappées par les forces de sécurité, tandis que des centaines d’autres sont peut-être toujours portées disparues. Il est cependant difficile d’avoir une image claire de ce qui se passe. Le gouvernement a nié à plusieurs reprises les allégations portées contre lui. En revanche, les nouvelles de l’opposition ne sont pas toujours vérifiables, notamment celles partagées dans le vortex des réseaux sociaux.

Pour faire la lumière sur ces prétendues violences d’État, c’est la plateforme d’information panafricaine African Arguments à travers une enquête journalistique approfondie que nous proposons à nos lecteurs. Les journalistes d’African Arguments se sont rendus dans la « Perle de l’Afrique » et sont entrés dans un univers fait de mystères, de démentis gouvernementaux et d’accusations non vérifiées. Les journalistes ont réussi à interviewer des dizaines de citoyens ougandais qui prétendent avoir été kidnappés, leurs familles et des représentants du gouvernement, dans l’espoir d’avoir une image plus claire de cette troublante vague de violence d’État qui, si elle se confirmait, ramènerait le pays arrière aux temps de la terreur d’Idi Amin Dada.

Le contexte des récents enlèvements était les manifestations de novembre 2020, les élections du 14 janvier 2021, caractérisées par l’affrontement entre le Président Yoweri Kaguta Museveni (au pouvoir depuis 1986) et le politicien-pop star Robert Kyagulanyi (alias Bobi Wine); et la période postélectorale jusqu’à fin février. Le leader de l’opposition pendant la campagne électorale (contrecarrée par le gouvernement) avait menacé d’un soulèvement populaire comme en Libye, en Egypte et au Soudan si Museveni ne partait pas pacifiquement après sa défaite électorale. Erreur tactique, peut-être due à l’enthousiasme et à la haute charge idéaliste du trentenaire reggae man qui a déclenché la machine de répression très éprouvée de Museveni.

En novembre 2020, Wine a été détenu pendant deux jours pour avoir prétendument enfreint les restrictions COVID-19. Son arrestation a déclenché des protestations, en particulier dans la capitale Kampala qui a rapidement atteint une situation pré-insurrectionnelle. Les forces de police et les redoutables unités anti-émeute de l’armée (appelées Black Mamba – Mamba Noir) sont intervenues pour réprimer les manifestations des jeunes tuant au moins 54 personnes . Les enlèvements se sont intensifiés après cet incident, se poursuivant pendant le jour du scrutin, qui a été marqué par de nombreuses allégations de fraude, et jusqu’à l’investiture de Museveni en mai.

La Commission électorale a décerné la victoire au leader ougandais de 76 ans avec un pourcentage de voix du  58% par rapport à son adversaire Bobi Wine : 34%. Museveni est intervenu rapidement pour éviter les manifestations de la jeunesse et les violences post-électorales, appliquant la tactique de confinement post-électorale de l’opposition mise en œuvre depuis 2011 contre son adversaire historique : le Docteur Colonel Kizza Besyge, médecin de confiance de Museveni pendant les années de la guérilla contre le dictateur Milton Obote. Déploiement de l’armée, interdiction de manifester, assignation à résidence du leader de l’opposition qui revendique la victoire électorale « volée ».

La tactique de confinement de 2021 a été particulièrement efficace grâce à la pandémie de Covid-19 et aux traitements extrêmement durs subis par Bobi Wine, qui a été assigné à résidence pendant plus de trois semaines avec sa femme et leur fils de quelques mois. Les violences infligées au jeune opposant lors de sa première campagne électorale pour la présidentielle ont tellement effrayé Bobi Wine qu’il n’a pas insisté sur l’appel “révolutionnaire”. Bobi, tout en continuant à dénoncer les fraudes électorales sur les réseaux sociaux, a même retiré son recours sur l’irrégularité du vote devant la Cour Constitutionnelle.

Pendant le confinement politique de la famille Bobi Wine, il y a eu plusieurs cas d’enlèvements et d’arrestations arbitraires. Leur nombre a tellement augmenté qu’il a attiré l’attention du public. En février, le Président a rejeté les informations faisant état de disparitions, mais a reconnu avoir appelé l’armée à vaincre les “violeurs de la loi”, les “traîtres” et les “terroristes”. La tâche a été confiée à deux unités d’élite de l’appareil sécuritaire ougandais : le CMI (Chieftaincy of Military Intelligence) le SFC (Special Forces Commando), un corps d’élite de la garde présidentielle avec une expérience de combat en Somalie, dirigé par son fils : le Général Muhoozi Kainerugaba. Inutile de dire que ces trois unités n’ont pas découvert qui était derrière les enlèvements et les arrestations car, ironiquement, il s’agissait des mêmes unités chargées de les mener à bien.

Au cours de la période post-électorale, le CMI a affirmé avoir arrêté 242 personnes tandis que le SFC 76 personnes. Le gouvernement a fourni aux médias une poignée de noms de suspects arrêtés. Le 15 avril, le Ministre de l’Intérieur : Jeje Odongo a fourni au Parlement des données totalement différentes indiquant qu’au cours de la même période 1.304 citoyens ougandais ont été arrêtés ou kidnappés, principalement des jeunes âgés de 20 à 30 ans. A la requête parlementaire de fournir des précisions, le Ministre Odongo a remis une liste de 338 personnes dont l’arrestation avait été constatée. Très peu de ces noms chevauchaient la liste des personnes arrêtées précédemment fournie par Museveni.

Les contradictions entre les deux déclarations officielles suggèrent que plusieurs agences de sécurité sont impliquées et qu’il y a peu de coordination entre elles. C’est le talon d’Achille du renseignement ougandais en raison du choix de Museveni de créer une myriade d’agences de renseignement sans coordination unique. Ce choix a créé une situation paradoxale où tout le monde s’épie et est en constante compétition pour attirer plus de fonds du budget de la défense.

Des données encore différentes ont été fournies par le parti d’opposition de Bobi Wine. La Plateforme Nationale d’Unité (NUP) indique que 758 personnes ont été arrêtées ou kidnappées, mais admet qu’il est difficile de tenir une liste précise et à jour car toutes les disparitions et libérations ne sont pas signalées au parti. Seules 58 personnes figurant sur la liste du NUP figurent également sur la liste du Ministre Odongo. Invité à commenter les données fournies par le NUP, Odongo a suggéré que de nombreuses personnes qui auraient été arrêtées ou kidnappées selon Bobi Wine se cachent simplement dans des villages par peur de la police après avoir commis des actes séditieux et subversifs.

La seule liste indiquant le lieu de résidence des personnes arrêtées et kidnappées est celle fournie par Bobi Wine. La plupart d’entre eux viennent de la région centrale et de la capitale Kampala où le parti de Bobi Wine a recueilli le plus de soutien. Cependant, des arrestations et des enlèvements ont également eu lieu dans d’autres régions du pays, notamment dans les provinces de l’est, de l’ouest et du nord.

Dans la région d’Acholi au nord de l’Ouganda, un travailleur social a expliqué à African Arguments comment 7 partisans du NUP ont été appelés des villages pour une réunion de l’armée à Gulu où ils ont été détenus et emmenés au siège du CMI à Kampala. Le groupe a depuis été libéré, mais tout le monde avait trop peur pour parler. « Ils ont vécus des expériences vraiment horribles », dit l’assistante sociale qui les a rencontrés. “Ils n’ont pas l’air très normaux… C’est probablement le traumatisme.”

De nombreuses arrestations visaient des militants bien connus du NUP, tels que des organisateurs de marchés municipaux, des candidats au conseil local ou des membres de la famille de Bobi Wine. Certains ont été arrêtés lors de manifestations politiques. Dans un exemple marquant, l’armée a arrêté 126 partisans et dirigeants du NUP qui faisaient campagne dans le district de l’île de Kalangala. Parmi eux, 36 sont toujours en détention, dont le bras droit de Wine, Ali Bukeni (alias Nubian Li) et son garde du corps Edward Sebufu (alias Eddie Mutwe). Plusieurs journalistes ont été arrêtés avec eux, dont un d’African Arguments qui a ensuite été relâché. Malheureusement, trois journalistes restent toujours derrière les barreaux.

À Kampala, les agences de sécurité du régime ont utilisé des caméras de vidéosurveillance de la chaine télévisée internationale Chinoise en langue anglaise : CCTV, pour identifier les personnes qui ont participé aux soulèvements de novembre 2020 à février 2021. Il existe également des allégations selon lesquelles des individus puissants au sein du parti au pouvoir : Harakati za Upinzani za Kitaifa (Mouvement de Résistance Nationale – NRM – National Mouvement de résistance) ont utilisé leur influence pour planifier des enlèvements d’opposants.

D’autres arrestations semblent plus aléatoires. Par exemple, Shafiq Wangolo, un chauffeur de taxi, se trouvait à une caisse mobile dans le nord de Kampala le 3 décembre lorsqu’un groupe d’hommes portant des T-shirts jaunes (l’uniforme du NRM) a commencé à poser des affiches électorales. Lorsque d’autres jeunes se sont opposés et qu’une dispute a éclaté, les forces de sécurité les ont embarqués avec Wangolo dans un véhicule et sont partis.

Cinq jours plus tard, de l’autre côté de la ville, Denis Matovu et Richard Sonko ont été kidnappés lors d’un incident presque identique. Comme la plupart des jeunes de Kampala, ces trois hommes sont accusés d’être des sympathisants de Bobi Wine, mais leurs familles insistent sur le fait qu’ils n’étaient pas des militants et se trouvaient accidentellement sur les lieux des arrestations.

De nombreux jeunes arrêtés ou kidnappés finissent par se retrouver dans la nouvelle prison de Kitalya, ouverte l’année dernière. D’autres passent la plupart de leur temps en détention militaire à la caserne de  Makindye ou au siège du CMI à Mbuya, Kampala. Le Colonel Deo Akiiki, porte-parole adjoint de l’armée, nie l’avoir des personnes détenues au siège du CMI, mais plusieurs personnes enlevées ont déclaré qu’elles y étaient détenues dans une pièce sans fenêtre avec une cinquantaine d’autres personnes.

Beaucoup de gens ont parlé d’abus psychophysiques. La description suivante des violences subies est courante parmi les différents témoignages recueillis. « Il y a un endroit au siège de CMI qu’ils appellent un congélateur. Il fait trop froid. Ils vous versent de l’eau dessus, vous roulent encore et encore dans cette eau, ou vous frappent. Après il faut sauter avec tous les vêtements mouillés qui gèlent et il faut répéter à chaque saut : « Je ne soutiendrai jamais People Power, je n’irai jamais dans la rue ». Si tu rate le saut, un mot ou t’arrêt fatigué ils commencent à te battre “.

Les détenus du siège du CMI sont inculpés par un tribunal militaire avant d’être libérés. Ils sont généralement accusés de « possession illégale de matériel militaire », une référence à la casquette rouge de Commando popularisée par Bobi Wine.

D’autres sont emmenés dans des maisons non identifiées. Un homme qui a été kidnappé avec le chauffeur de taxi Wangolo décrit avoir été emmené dans une maison “très propre” avec un sol carrelé en marbre et des toilettes nouvellement installées. Un autre homme, kidnappé par les gardes présidentiels de l’unité spéciale SFC à Mukono, affirme avoir été emmené dans un immeuble qui « ressemblait à une maison » et avoir dormi sur les « tuiles » pendant 20 jours avant d’être transféré dans un endroit qui c’était “juste un garage”. Les deux hommes affirment avoir été battus, forcés à faire de l’exercice et cagoulés tout le temps. Tous deux ont été libérés de nuit, sans inculpation, respectivement dans une forêt et une plantation de canne à sucre.

Les distinctions entre les prisons, les casernes et les soi-disant « maisons sûres » sont floues. Un homme a déclaré avoir été transféré dans quatre endroits différents au cours de ses trois semaines de détention où il a toujours été battu et maltraité. “Ils arrêtent des gens pensant qu’ils sont des militants proches de Bobi Wine qui pourraient avoir des informations sur ses activités”, a-t-il déclaré. « Lorsqu’ils réalisent que vous n’avez aucune information, ils vous libèrent. Cela se produit toujours après vous avoir torturé comme moyen d’extraire des informations. »

Certaines anciennes personnes enlevées portent des signes d’abus tels que des cicatrices et des ongles manquants. “Ils ont pris un fer, un fer chaud, ils ont commencé à me brûler les cuisses”, raconte un homme avec des cicatrices et une peau qui pèle qu’un rapport médical attribue à des brûlures. “Ils ont pris une canette en plastique et ont commencé à verser du liquide chaud sur mon dos.”

D’autres rapportent l’usage de décharges électriques et d’injections mystérieuses, plus difficiles à vérifier. Wine a également partagé des images graphiques sur les réseaux sociaux de l’un de ses partisans, Fabian Luuka, qui, selon lui, est décédé après avoir été torturé en détention. Nous avons parlé aux amis et à la famille de Luuka qui prétendent que les images sont authentiques mais n’ont pu retrouver quiconque a été témoin de son enlèvement ou de sa détention. Ils ne connaissent toujours pas son sort.

De nombreuses arrestations et enlèvements sont illégaux car la détention prolongée sans inculpation formelle viole les droits constitutionnels. La torture est également interdite. La Constitution prévoit que toute personne détenue doit être informée du crime allégué, avoir accès à un avocat et à ses proches et être traduite en justice dans les 48 heures. Mais certaines personnes sont portées disparues depuis six mois sans voir d’avocat ni comparaître devant le tribunal. Les disparitions forcées sont également illégales en vertu du droit ougandais et international.

Une caractéristique des enlèvements était le recours fréquent aux tribunaux militaires pour juger des civils. En 2006, la Cour constitutionnelle a jugé cette pratique illégale. L’armée continue d’affirmer qu’elle peut juger des civils pour certains crimes tels que la « possession d’équipement militaire », mais cet argument a une base juridique fragile.

African Arguments ne connaît pas l’infrastructure organisationnelle derrière ces arrestations et enlèvements arbitraires. On ne sait pas si les détentions étaient bien planifiées ou si elles sont devenues incontrôlables alors que les filets de sécurité concurrents rivalisaient pour voir qui arrêterait le plus de jeunes “subversifs” pour revenir dans le bon vieux patron. On ne sait pas si le président ou un ministre ou parlementaire s’est opposé ou a exhorté à la modération. Et au-delà des ragots, on ne sait pas grand-chose de la dynamique au sommet de l’armée ougandaise qui pousse ces formes brutales de répression.

Enfin, on ne sait pas combien de personnes ont été tuées. Plusieurs anciens kidnappés ont raconté des histoires horribles de personnes avec lesquelles ils ont été surpris en train de mourir, mais les agences de sécurité n’ont jamais reconnu de tels incidents.

La plus grande inconnue, cependant, est la plus déchirante. Où sont les milliers de personnes disparues.